Ce qui s’est dit… le 04/01/2014

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les Inrocks sur “Tweets”

“Plus Twitter prend de l’importance, plus sa liberté risque de s’éroder”, une interview d'Olivier Tesquet, par David Doucet.

Réseau de l’horizontalité devenu un véritable fil d’information planétaire, Twitter ne cesse de bousculer les frontières entre le réel et le virtuel. Dans un ouvrage consacré au site de microblogging, le journaliste Olivier Tesquet revient sur 47 tweets qui ont marqué l’histoire. Entretien (en plus de 140 signes) pour comprendre les raisons de ce phénomène.

 

Comment expliquer la démocratisation de Twitter qui semble au départ plus complexe que d’autres réseaux sociaux ?

Olivier Tesquet – Ce n’est pas son utilisation qui est complexe, au contraire. A la différence de Facebook, Twitter ne dispose pas de centaines de paramètres de confidentialité et de CGU aussi longues que la Constitution américaine. Vous tapotez des mots sur votre clavier (mais pas trop), et vous appuyez sur la touche “Publier”. C’est un réseau public dans sa structure, qui ferme la porte à des “bugs” cognitifs tels qu’on a pu les connaître avec le jouet de Mark Zuckerberg. La seule frontière entre la sphère publique et la sphère privée, c’est le “direct message”, voire le compte privé. En revanche, là où Twitter peut s’avérer complexe, et un peu rebutant pour le béotien, c’est dans sa grammaire, d’autant plus qu’elle est fragmentée : ça a commencé avec cette graphie étrange, le hashtag, le RT, le #FF, l’arobase pour répondre à quelqu’un, le point pour l’interpeller publiquement. Ca peut demander un certain apprentissage, compliqué par deux aspects, le premier, c’est le fait que Twitter est devenu un royaume de la distanciation cool, mais un royaume fait de niches et de chapelles, chacune d’entre elles disposant de ses codes et de sa langue vernaculaire ; le second, c’est l’injonction de la performance, dire quelque chose de drôle/intelligent/polémique en 140 caractères. L’un dans l’autre, c’est une forme atypique d’esperanto.

 

Dans votre livre, vous parlez de Twitter comme d’un “séisme idéologique”. Ce réseau social a t-il permis un dé-hiérarchisation des rapports sociaux ?

Il suffit de regarder les réactions de certaines élites à son contact : d’un Laurent Joffrin (directeur de la rédaction du Nouvel Observateur NDLR) qui s’offusque qu’on le tutoie à tous ces politiques qui prônent plus ou moins consciemment la désintermédiation (Morano, Mélenchon, etc.), Twitter donne une forme d’horizontalité à la parole, que vous ayez quelque chose à dire ou non. C’est l’outil d’une dialectique assez inédite, car Twitter est le plus oral des réseaux sociaux, et c’est autant le lieu du consensus que du “tweetclash”. Dès lors, faut-il l’appréhender comme un immense hémicycle qui s’étendrait à perte de vue et dans lequel on se passerait plus ou moins brutalement le bâton de la parole ? Ou alors comme une somme de mini-espaces de délibération, qui s’interpénètrent parfois, comme dans un diagramme de Venn ?

 

Est-ce qu’il n’y a pas une disproportion entre la visibilité de Twitter dans les médias et le poids qu’il occupe réellement au sein de notre société ?

5% des Français possèdent un compte Twitter. C’est une statistique qui à elle seule prouve l’existence d’un effet de loupe. Des écoles de journalisme aux rédactions, des bancs de l’Assemblée nationale aux sièges de partis, Twitter est devenu une discipline obligatoire. Dans ces conditions, le wishful thinking marche à plein régime, et les médias ont pu surestimer le rôle de Twitter dans certains événements. Prenez le climat pré-révolutionnaire en Iran en 2009, après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad. Sur le moment, on a parlé de “première révolution Twitter”, parce que les opposants au régime utilisaient massivement le site pour organiser leurs actions. Rétrospectivement, il s’agissait surtout d’une révolution tweetée, ce qui est une nuance importante. D’une certaine façon, Twitter est une prolongation triviale de “l’espace public bourgeois” au sens – un peu daté, certes – d’Habermas : on a ouvert les fenêtres, mais on y tient quand même salon comme au XVIIIe siècle.

 

Chaque tweet-clash ou déclaration polémique fait l’objet d’un article. Du coup, on finit par se demander si Twitter n’est pas devenu aujourd’hui le meilleur canal d’alimentation de l’info-buzz sur le web ?

Pour le meilleur et pour le pire. Un site comme Le Lab d’Europe 1 a fait de cette écume son projet éditorial, puisqu’il passe au crible les déclarations ou les dérapages numériques de la classe politique. Le site essaie de leur donner du sens, de transformer le bruit en information. Ca, c’est pour l’adret. Mais il y a l’ubac : en faisant du tweet l’alpha et l’oméga de l’info sur le web, les médias flirtent avec la circularité de l’information, que dénonçait Bourdieu dans Sur la Télévision. C’est un vrai risque, celui de devenir totalement prisonnier d’un dispositif anthropophage qui tourne en circuit fermé.

 

Quel était l’intérêt d’Israël d’annoncer en novembre 2012 sur Twitter le lancement de son opération “Pilier de défense” ?

C’est une évolution de la hasbara, ce soft power à l’attention des opinions publiques internationales. En 2009, lors de l’opération “Plomb Durci”, les autorités israéliennes avaient verrouillé Gaza pour empêcher les médias d’y accéder. Trois ans plus tard, elles ont pris le pli, et pendant toute la durée de l’offensive, les équipes de com de Tsahal ont mis en place leur propre récit de la guerre sur Twitter (mais aussi sur Facebook, sur un blog, sur Instagram, etc.). Et quand l’AFP s’indigne sur le site d’avoir été la cible collatérale de tirs israéliens, l’armée répond sur la même plateforme. Historiquement, dans la fabrication de l’information, c’est à peu près aussi marquant que l’armée américaine inaugurant l’”embed” de journalistes dans ses convois de blindés. A ce détail près qu’au lieu de maîtriser l’info à la source, Tsahal a décidé de carrément se passer des journalistes.

 

Peut-on imaginer dans le futur des conflits qui se régleraient à coups de tweets et de photomontages ?

Dans les faits, c’est déjà ce qu’il s’est passé. Aux infographies ultra travaillées de Tsahal brandis pour justifier l’offensive sur les réseaux sociaux, le Hamas a riposté sur Internet. Et quand l’armée israélienne poste la vidéo YouTube de l’élimination d’Ahmed Jabari, un cadre du Hamas, l’organisation publie des photomontages à la gloire du chef décédé. On a vu le rapport de forces entre les deux camps migrer en ligne, et l’avenir nous dira s’il est susceptible d’être modifié par les outils numériques.

 

Sollicité par le gouvernement américain lors des révélations lancées par Wikileaks ou par des associations juives lors de polémique autour du hashtag #UnBonJuif, Twitter avait protégé ses utilisateurs. Est-ce un réseau social plus libertaire que Facebook ou Google ?

Twitter est extrêmement attaché à une vision très “constitutionnelle” de la liberté d’expression. Sa religion, c’est le Premier Amendement. On l’a vu pendant l’affaire #UnBonJuif, à l’occasion de laquelle l’Union des étudiants juifs de France a menacé le site de poursuites s’il ne fournissait pas l’adresse IP des twittos antisémites à la justice. Avant ça, sur un autre front, Twitter avait effectivement contesté un subpoena du Département de la Justice américaine qui voulait avoir accès aux comptes de plusieurs proches de WikiLeaks. Mais il y a eu d’autres exemples : après des menaces de viol au Royaume-Uni, Twitter a réagi en publiant un communiqué lapidaire qui renvoyait vers ses conditions générales d’utilisation. L’entreprise doit néanmoins composer avec une réalité : elle est cotée en Bourse, et elle vise de nouveaux marchés, parfois moins souples sur cette sacro-sainte liberté d’expression. Fin 2012, à la demande de la police allemande, Twitter a bloqué un compte néo-nazi, et il y a quelques mois, le Brésil a déposé une plainte contre le site parce qu’un compte publiait l’emplacement de contrôles policiers, un service particulièrement populaire là-bas et qui exaspère les autorités. C’est un pacte quasi-faustien : plus Twitter prend de l’importance, notamment sur le plan financier, plus sa liberté risque de s’éroder.

 

L’écrivaine Jennifer Egan a récemment tweeté une nouvelle. La littérature a t-elle un avenir sur Twitter ?

L’expérience est intéressante : si Twitter est un réseau conversationnel, comment y introduire de la diction ? On a beaucoup parlé de “twitterature” parce que la contrainte des 140 signes ferait émerger de facto un nouveau format, mais ce n’est pas si neuf. Au début du XXe siècle, le critique d’art Félix Fénéon s’est mis à publier des “nouvelles en trois lignes”, et Hemingway, en son temps, s’est essayé à quelques “very short stories” de quelques mots. C’est très stimulant sur le plan stylistique et il y a quelques années, en 2006, avant l’arrivée de Twitter, Wired avait publié un recueil de micro-nouvelles après avoir sollicité le gotha des écrivains de science-fiction. Ce n’est probablement pas l’avenir de la littérature, mais les mots peuvent assurément prendre leur pied sur le réseau.

 

Aux Etats-Unis, on observe que les ados américains préfèrent de plus en plus Twitter à Facebook. Est-ce que ce réseau peut supplanter Facebook ?

Ca commence à devenir un refrain lancinant : Facebook serait à l’aube de son déclin, particulièrement auprès des adolescents. La vérité, c’est que personne n’en sait rien, et les études publiées pour attester de cette récession n’ont pas été très convaincantes. Ceci dit, on observe effectivement une montée en puissance du “Twitter adolescent”, extrêmement audible et visible, notamment via certaines communautés, comme les Beliebers ou les Directioners. Parallèlement, Facebook a été investi par leurs parents. Twitter, plus que Facebook, offre aux ados une plateforme de conversation, où ils peuvent inventer leur propre langage, un peu comme les jeunes des 90′s pouvaient le faire sur Caramail ou MSN. “RT si” a juste remplacé le fameux ASV (Âge-sexe-ville NDLR).

Propos recueillis par David Doucet

 

Olivier Tesquet, Christelle Destombes, Tweets, l’Histoire s’écrit-elle en 140 caractères ?, Contrepoint, 2014.